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Horizons

Anatomie sociale d'un vote
LE MONDE | 13.04.04 | 13h31
Les idées reçues sur la volatilité de l'électorat et la désaffection des classes populaires vis-à-vis de la gauche ne résistent pas à l'analyse socioprofessionnelle du premier tour des élections régionales, qui fait apparaître de nouveaux clivages.

Le vote du 21 mars marque à bien des égards le retour en force du clivage gauche-droite et le tassement des offres alternatives (extrême droite et abstention en tête) qui avaient marqué de leur empreinte le 21 avril 2002. L'analyse des votes exprimés dans les différentes communes françaises révèle la prédominance d'une opposition frontale entre l'ensemble des forces de gauche (extrême gauche comprise) et la droite de gouvernement : partout où les premières ont fait leur meilleur score, la seconde a été laminée. Et inversement : partout où la seconde a bien résisté, les premières ont fait leurs moins bons scores.

L'intensité du vote et la violence du choc n'ont cependant pas été partout les mêmes. Dans certaines communes, la participation a été extrêmement forte, dans d'autres beaucoup moins importante. De façon intéressante, le vote en faveur du Front national a été plus particulièrement fort là où l'abstention l'était également, et plus particulièrement faible là où l'abstention a été marginale. En ce sens, abstention et vote FN ont exprimé lors de ce scrutin deux formes différentes d'un même rejet : une prise de distance globale vis-à-vis du duel central auquel ont fini par donner lieu ces élections régionales.

En dépit des apparences, les grands axes du vote du 21 mars 2004 sont à bien des égards très proches de ceux du vote du 21 avril 2002. Dans un cas comme dans l'autre, les variations territoriales du vote reflètent l'intensité plus ou moins forte du rejet de l'exécutif en place, d'une part, et, d'autre part, la distance plus ou moins grande de l'électorat à l'égard du système politique en général. La différence est que, lors du scrutin de 2004, le rejet de l'exécutif s'est exprimé à l'égard de la seule droite au pouvoir et non de l'ensemble droite-gauche, qui, en raison de la cohabitation, se partageait les responsabilités au moment de la présidentielle de 2002.

En avril 2002, la droite de gouvernement avait déjà souffert d'un vote de rejet, mais en avait partagé l'impact avec le PS. Le FN et, dans une moindre mesure, l'extrême gauche avaient alors capté l'essentiel du rejet. Au cours des deux années écoulées, le PS et ses alliés ont réussi à migrer dans l'espace politique et fini par récupérer cette position d'opposition centrale au pouvoir en place, laminant l'extrême gauche et contenant l'extrême droite. Avec l'éloignement de la cohabitation, le vote FN a perdu sa dimension d'opposant idéologique frontal aux pouvoirs en exercice, pour ne plus exprimer qu'une forme de distance globale au système, d'où son tassement relatif.

Contrairement à une idée reçue, l'électorat français n'est donc pas éparpillé et volatil : il reste fondamentalement partagé par les mêmes structures de rejet. Ce qui modifie considérablement le résultat de mars 2004 par rapport à avril 2002, c'est que la cible du rejet s'est rétrécie (à la seule droite de gouvernement) et que l'offre de rejet s'est élargie (avec l'identification d'une gauche de gouvernement à l'opposition). Seule une exploration approfondie de la sociologie de ces rejets peut fournir les clés politiques et idéologiques de ce scrutin.

A première vue, ce scrutin présente des clivages sociaux assez simples. Le rejet de la droite au pouvoir a été nettement plus marqué dans les communes où les proportions d'ouvriers, d'employés et de professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, instituteurs, infirmières, etc.) sont les plus fortes. Inversement, la droite a beaucoup mieux résisté là où son électorat traditionnel non salarié est le plus nombreux (artisans, commerçants, agriculteurs...). Les cadres ont également voté en moyenne plus à droite que le reste du salariat. Ce sont les catégories traditionnellement les plus conservatrices, mais également les plus libérales, qui, sans surprise, ont ménagé le gouvernement en place.

La sociologie du vote de gauche est à bien des égards symétrique de celle de la droite. La vague rose-verte-rouge a été particulièrement marquée partout où le salariat petit et moyen est proportionnellement nombreux.

Au premier niveau d'analyse, la structure sociale du vote du 21 mars est donc d'une grande limpidité : les catégories les plus modestes de la population (ouvriers, employés, techniciens, et d'une manière générale tous les salariés dont le salaire se situe entre 1 et 1,5 smic) ont sanctionné massivement la droite en place. A l'opposé, en se positionnant dès son congrès de Dijon dans une opposition très nette, la gauche socialiste a offert un débouché politique à une partie de ce vaste électorat populaire en colère. C'est faute d'arriver à porter les intérêts du salariat modeste, ou même plus simplement à en figurer la condition sociale, que les partis qui se succèdent au pouvoir restent incapables de s'y maintenir. Mais les attentes de ce salariat modeste sont-elles homogènes ?

Le problème est d'autant plus compliqué que le salariat en colère n'a pas une consistance idéologique claire et unique, mais plusieurs. Pour s'en convaincre, il suffit de porter son regard sur la sociologie du vote FN ou de l'abstention (qui, à eux deux, représentent tout de même, rappelons-le, 47 % des inscrits). Si l'on s'en tient aux grands agrégats de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles, ces deux votes puisent dans les mêmes couches sociales que la gauche et l'extrême gauche. De même que la gauche et l'extrême gauche font leurs meilleurs scores dans les communes à forte proportion de salariés modestes, c'est dans les communes ouvrières et à forte proportion d'employés que le vote FN et l'abstention ont été les plus forts.

Le vote FN comme l'abstention se sont donc appuyés, le 21 mars, sur une sociologie dont les grandes composantes ne sont finalement pas très différentes de celles du PS et ses alliés. Comment s'expliquer que les mêmes grandes catégories (ouvriers, employés, professions intermédiaires...) portent deux formes de rejet, l'une à l'intérieur du système (contre l'exécutif), l'autre en dehors du système (contre le principe d'une alternance gauche-droite) ?

En réalité, le salariat petit et moyen est aujourd'hui divisé, mais les grandes catégories habituellement employées pour le décrire ne sont plus capables de raconter ces divisions et de leur restituer une cohérence. Quand on analyse les comportements électoraux avec des catégories plus fines, en distinguant les ouvriers de type industriel, les ouvriers des services aux entreprises, etc., on s'aperçoit qu'il n'y a pas des "votes populaires", qui seraient l'expression d'une seule "France populaire ", mais des expériences socioprofessionnelles différentes, qui se traduisent par des votes différents, et même, à certains égards, antagonistes. Quelles sont donc ces France qui s'affrontent ? Quel est ce peuple qui aujourd'hui sanctionne durement la droite au pouvoir, mais peut se retrouver dans le jeu d'une alternance gauche-droite dès lors qu'on ne l'égare pas dans les confusions d'une cohabitation ? Et quel est cet autre peuple, plus vaste encore, qui continue de garder cette distance menaçante vis-à-vis de la société en train de s'édifier ?

SALARIAT MODESTE : REVENU AU PS OU FIDÈLE AU FN

Ouvriers et employés sont deux des catégories ayant le plus nettement sanctionné la droite au pouvoir. Toute une partie de la politique de l'exécutif en place - la politique de sécurité en particulier - était pourtant censée s'adresser en priorité aux "petits", aux "oubliés". Le vote de droite est de près de 11 points plus faible dans le quart des communes comptant la plus forte proportion d'ouvriers et d'employés (30 % des suffrages) que dans le quart des communes en comptant le moins (40,5 % des suffrages).

Beaucoup de salariés modestes ont retrouvé le chemin du vote pour le PS et ses alliés, mais beaucoup également sont restés fidèles au FN ou ont continué de s'abstenir. Le vote FN est de 6 points plus élevé dans le quart des communes comptant le plus d'ouvriers et d'employés (18 % des suffrages) que dans le quart en comptant le moins (12 %). A titre de comparaison, le vote de gauche n'est que de 1 point plus élevé dans les communes les plus populaires que dans les moins populaires. La gauche est en progrès par rapport à la dernière présidentielle (c'est chez les ouvriers que le PS avait fait ses plus mauvais scores), mais elle est loin d'éclipser les formes les plus préoccupantes de défiance vis-à-vis de la société. Les ouvriers restent l'une des catégories les plus proches de l'extrême droite et les employés l'une de celles les plus proches de l'abstention.

Pour prendre l'exemple de l'Ile-de-France, la droite a réalisé des scores relativement faibles dans de nombreuses cités à forte proportion d'ouvriers et d'employés. Dans certaines, comme Garges-lès-Gonesse, Gennevilliers, La Courneuve, Sarcelles ou Trappes, la gauche a fait d'excellents scores et le FN est en retrait. Dans d'autres, typiquement certaines petites villes excentrées de Seine-et-Marne, la gauche a fait des scores faibles et le FN ses meilleures performances régionales.

Avec l'éloignement de la cohabitation, le dernier scrutin marque le retour à des clivages un peu moins inattendus au sein de l'électorat populaire, mais de sourdes divisions persistent. La diversité des formes de sanction exprimées par le salariat modeste ne reflète pas sa particulière volatilité : elle est bien davantage la traduction politique de sa diversité sociale.

La classe ouvrière n'est pas, et n'a jamais été, un univers homogène. Les ouvriers de l'agriculture, du bâtiment ou des services aux entreprises (nettoyeurs, chauffeurs, réparateurs, manutentionnaires...) sont les catégories de l'espace social les plus proches du FN et celles où le retour à gauche reste aujourd'hui encore le plus problématique. Si l'on observe les communes à forte concentration ouvrière, le vote de gauche apparaît de 15 % plus faible (- 4 points) dans le quart des communes comptant le plus d'ouvriers du BTP, de l'agriculture et des services aux entreprises que dans le quart des communes en comptant le moins. On ne constate aucune variation de ce type avec la proportion d'ouvriers de l'industrie.

Un même type de division traverse le groupe des employés. L'abstention et le vote d'extrême droite sont plus particulièrement forts chez les employés de commerce - vendeurs(-euses), caissiers(-ères) - ainsi que chez les employés travaillant dans les secteurs où les petites entreprises sont nombreuses, comme le BTP ou les industries agroalimentaires. Si l'on se concentre sur les communes à forte proportion d'employés, l'abstention est par exemple de 20 % plus élevée dans le quart des communes comptant le plus d'employés dans le commerce, le BTP ou les industries légères, que dans les communes comptant le moins de tels employés. Les employés de ces secteurs n'ont en revanche guère été séduits par la stratégie affichée par le PS et ses alliés.

A l'opposé, les employés des secteurs de l'enseignement, de la santé ou des services publics (aides-soignants, personnel de service dans les écoles, personnel de niveau C de l'administration) ont été non seulement les plus éloignés du vote FN, mais également les plus réceptifs au positionnement antigouvernemental du PS et de ses alliés. Les employés administratifs du privé se situent aujourd'hui à mi-chemin entre les fractions du groupe des employés les plus enclines à un rejet de gauche (dans le système) et celles les plus portées à un rejet radical (hors du système).

Ces répartitions traduisent les mutations du salariat modeste ces dernières décennies. La majorité de ses représentants se trouvent aujourd'hui non plus dans les grandes entreprises industrielles, mais dans les services, non plus au cœur du système de production, mais éparpillés à sa périphérie, dans les secteurs de la propreté, de la manutention, du transport, de la réparation, de la maintenance. Les ouvriers et les employés travaillent dans des entreprises plus petites et sont exposés plus directement encore à la logique du marché qu'il y a vingt ans. Isolés dans de petites structures, ces nouveaux ouvriers partagent à bien des égards les mêmes craintes et objectifs qu'un petit patronat lui-même fragilisé. D'élection en élection, ils réitèrent un rejet radical d'une société où ils sont condamnés à un chômage massif, à l'absence de perspectives d'avenir (carrières au smic) et à un déficit de représentation politique et syndicale.

CLASSES MOYENNES : DES CHOIX DIFFÉRENTS, UNE MÊME INQUIÉTUDE

Les classes moyennes salariées (instituteurs, infirmiers, représentants de commerce, agents de maîtrise, etc.) ont exprimé un rejet presque aussi net de la droite au pouvoir que les classes modestes. A titre illustratif, le vote à droite a été en moyenne de 4 points moins élevé dans le quart des communes comptant le plus de classes moyennes salariées que dans le quart en comptant le moins. Dans beaucoup de villes, ce rejet a davantage profité à la gauche que celui des ouvriers ou des employés. Les villes de Poitou-Charentes, comme La Rochelle, Niort ou Saintes, sont typiques de ces villes à forte proportion de classes moyennes salariées où la droite et l'extrême droite sont faibles et la gauche très forte. Le vote de gauche a été en moyenne de près de 7 points plus important dans le quart des communes comptant la plus forte proportion de classes moyennes salariées que dans le quart des communes où cette proportion est la plus faible.

Plus diplômés, les membres des classes moyennes salariées s'abstiennent moins que les salariés modestes et sont en règle générale plus réticents à voter FN. Leur rejet de la droite et leur basculement à gauche ont toutefois été loin de revêtir partout la même intensité. En Ile-de-France, à Roissy ou Paray-Vieille Poste (près d'Orly), la gauche comme la droite ont réalisé des scores relativement faibles et le FN des scores importants, en dépit de proportions importantes de classes moyennes salariées.

De fait, les classes moyennes salariées constituent un univers extrêmement vaste et hétérogène, tout aussi hétérogène, sinon plus, que les classes populaires. Au dernier recensement, on y trouve environ deux millions de professions intermédiaires de la santé, de l'enseignement et de la fonction publique, mais également près d'un million et demi de professions intermédiaires d'entreprise (représentants, comptables...), auxquelles il faut ajouter un million de techniciens et un demi-million d'agents de maîtrise, notamment dans l'industrie et la construction.

Le vote des classes moyennes salariées du privé est beaucoup plus proche de la droite et de l'extrême droite que celui des professions intermédiaires du public, lesquelles sont beaucoup plus portées à voter pour la gauche. Dans un même département - le Val-d'Oise -, on peut constater d'importantes différences entre des villes - comme Taverny ou Herblay - à forte proportion de salariés moyens du public votant à gauche et sanctionnant la droite et des villes - comme Ambleville ou Chaumontel - à plus forte concentration de salariés moyens du privé, sanctionnant droite et gauche pour voter davantage FN. Ces différences radicales dans le vote traduisent les très profondes différences existant dans les conditions d'exercice de l'activité et, partant, dans le rapport à l'Etat, d'une part, et au marché, de l'autre.

La situation de nombre de professions intermédiaires d'entreprise n'est plus foncièrement différente de celle des indépendants et des non-salariés, notamment dans les fonctions commerciales. Avec, en outre, une exposition croissante au chômage : à conjoncture donnée, le risque de perte d'emploi est 30 % plus élevé aujourd'hui qu'il y a vingt ans chez ces cols blancs du privé, notamment dans le commerce et les services. Partageant les mêmes insécurités, les professions intermédiaires du privé votent autant pour le FN que les artisans et commerçants. Dans certains secteurs (comme le BTP ou les services) où les entreprises sont petites, les classes moyennes salariées votent même plus souvent FN que les non-salariés, lesquels restent globalement plus fidèles à la droite classique.

Les instituteurs, les infirmiers et les professions intermédiaires de la santé évoluent évidemment dans des univers professionnels complètement différents et, à bien des égards, leurs inquiétudes vis-à-vis du rôle de l'Etat et du marché sont exactement inverses de celles des professions intermédiaires du privé. Instituteurs(-trices), infirmiers(-ères) et autres professionnels de la santé sont les catégories ayant le moins voté FN de l'ensemble du corps social. Du coup, le 21 mars, c'est au sein des classes moyennes salariées que l'on trouve à la fois les catégories ayant le plus voté FN (représentants de commerce, agents de maîtrise du BTP) et celles ayant le moins voté FN (enseignants, professionnels de la santé).

Le vote des différentes fractions de la classe moyenne était déjà tout aussi hétérogène le 21 avril 2002 et reflétait déjà les mêmes profondes différences dans le rapport au travail et à l'avenir existant au sein des classes moyennes salariées.

Ces profondes divisions au sein des classes moyennes salariées s'ajoutent à celles existant entre classes moyennes salariées et non salariées (i.e. le million et demi d'indépendants, d'artisans et commerçants). Les classes moyennes non salariées connaissent pourtant depuis vingt ans une recomposition interne importante qui, à bien des égards, les rapproche du salariat, avec le déclin de l'artisanat traditionnel et la montée des petites entreprises prestataires de services (nourrices, taxis, nettoyage, restauration à domicile). Ces nouvelles classes moyennes non salariées sont plutôt moins diplômées que le non-salariat traditionnel, et leur situation professionnelle est souvent plus fragile encore. A l'image des ouvriers et employés de type artisanal travaillant avec eux (qu'ils ont eux-mêmes souvent été), leur orientation idéologique reste très libérale et très méfiante à l'égard du rôle de l'Etat. Le 21 mars, c'est parmi les non-salariés que la droite au pouvoir a le moins reculé et que l'extrême droite a le mieux résisté.

Dans le quart des communes comptant le moins d'artisans et commerçants, la gauche a battu la droite de 5 points en moyenne, tandis que, dans le quart des communes comptant le plus d'artisans et commerçants, c'est la droite qui bat la gauche de 3 points en moyenne. Les nouveaux non-salariés d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose à voir avec les artisans et commerçants - essentiellement ruraux - qui suivirent Robert Poujade dans les années 1950. Ils n'en constituent pas moins aujourd'hui encore l'un des endroits de l'espace social où subsiste une forte compatibilité idéologique entre la droite et l'extrême droite.

Considérées dans leur ensemble, les classes moyennes plus que toutes les autres grandes zones de l'espace social sont traversées par les clivages entre salariat et non-salariat, petites et grandes entreprises, public et privé. Elles se distinguent également par le métissage de leurs origines sociales et l'incertitude sur la destinée sociale de leurs enfants. Elles sont davantage des zones de transit de l'espace social qu'un ensemble cohérent du point de vue de ses origines et de ses destinées. Souvent envisagées (et convoitées) sous le mode apaisé de noyau stable de la société, les classes moyennes sont en réalité le lieu où s'expriment les aspirations les plus intenses à l'ascension sociale et les craintes les plus considérables de déclin et déclassement. L'addition des craintes devant l'avenir est aujourd'hui supérieure à celle des espoirs : c'est sans doute ce qui explique que le rejet de l'exécutif n'a guère été plus faible ici que parmi le salariat modeste.

CADRES : LE CLIVAGE PUBLIC-PRIVÉ

Les cadres ont exprimé un rejet moins net de l'exécutif en place que les autres salariés, et notamment que les professions intermédiaires. Le vote de droite n'est pas significativement plus faible dans le quart des communes comptant le plus de cadres que parmi le quart comptant le moins de cadres. Les cadres forment par ailleurs le groupe social ayant accordé le moins de suffrages au FN. De fait, cette catégorie sociale compte le plus grand nombre de diplômés du supérieur, et le vote FN est traditionnellement assez limité parmi les franges les plus cultivées de la population.

Le fait que le vote de droite ait beaucoup mieux résisté parmi les cadres qu'au sein du reste du salariat n'est pas vraiment une nouveauté : c'était déjà le cas lors de la dernière présidentielle. En revanche, leur relative désaffection vis-à-vis de la gauche de gouvernement est plus surprenante. A la dernière présidentielle, les cadres avaient accordé nettement plus de suffrages à la droite que le reste du salariat, mais également davantage de suffrages aux diverses composantes de la gauche au pouvoir qu'aujourd'hui. Pris globalement, les cadres semblent avoir été les moins convaincus par la stratégie d'opposition frontale du PS et les moins rebutés par les réformes de l'exécutif en place.

Cette relative infidélité à la gauche reflète non pas la volatilité d'un électorat informé et difficile, mais l'existence de clivages profonds et persistants au sein de nos élites. D'une élection à l'autre, les changements de positionnement de la gauche et de la droite en font miroiter les contours.

De fait, la prise de distance vis-à-vis de la gauche oppositionnelle et la fidélité à un exécutif libéral sont loin d'être des tendances partagées au sein de l'ensemble des catégories supérieures du salariat. Elles sont plus particulièrement marquées parmi les cadres d'entreprises du privé, notamment ceux appartenant aux secteurs du BTP, de la distribution ou de l'agroalimentaire, ainsi qu'à un moindre degré ceux des services ou de l'industrie lourde. Quand on se concentre sur les communes où les proportions de cadres sont les plus fortes, on constate une hausse de 15 points (32 % à 47 % des suffrages) du vote à droite entre les communes où la proportion de cadres du privé est faible et celles où cette proportion est forte. A l'opposé, les cadres du public ont suivi la gauche dans sa stratégie d'opposition et ont été parmi les plus hostiles à l'exécutif.

En Ile-de-France, des villes comme Le Chesnay, Maisons-Laffitte, Neuilly ou Saint-Cloud sont typiques de ces communes à forte proportion de cadres du privé où le vote à droite est particulièrement fort et le vote à gauche faible. La gauche est beaucoup plus forte et la droite plus faible dans les communes où la proportion de cadres du public (et notamment d'enseignants et de chercheurs) est plus élevée, notamment près des centres universitaires, comme à Bures, Cachan, Fontenay-sous-Bois ou Palaiseau.

Depuis plusieurs décennies, la catégorie des cadres est en pleine expansion et en pleine mutation. Le statut de cadre s'est banalisé et beaucoup de ceux qui travaillent dans le privé n'échappent plus aux risques du chômage, notamment dans les secteurs les moins concentrés comme le BTP, le commerce ou l'agroalimentaire. Pour ces catégories de cadres, s'opposer à une logique libérale revient de plus en plus à s'opposer à ce qui fait le quotidien de l'activité professionnelle.

LE FACTEUR DÉMOGRAPHIQUE : LA DROITE BOUDÉE PAR LES FEMMES

Au-delà de la situation socioprofessionnelle, l'âge et le sexe demeurent des facteurs déterminants de l'orientation idéologique de chacun. Le vote d'extrême droite est ainsi depuis plusieurs années maintenant un vote jeune et masculin, et le 21 mars 2004 ne déroge pas à cette réalité. L'abstention est également aujourd'hui plus particulièrement répandue parmi les jeunes et les hommes. Les jeunes hommes employés (agents de sécurité) ou ouvriers dans le bâtiment ou les services (nettoyeurs) sont dans leur très grande majorité eux-mêmes enfants d'ouvriers, mais vivent leur situation comme un déclassement. Avec des taux de chômage de l'ordre de 25 % et des carrières scotchées au smic, ils affrontent un déficit de perspective de promotion sociale que n'ont pas connu les générations de leurs parents. Enfin, n'ayant pas connu la gauche d'avant 1981, ils sont particulièrement enclins à rejeter dos à dos la droite et la gauche.

La droite de gouvernement a été pour sa part plus particulièrement désertée par les 40-60 ans, notamment les femmes. Le PS et ses alliés semblent avoir en partie capté cet électorat puisque c'est dans cette tranche d'âge et pour les femmes qu'ils réalisent leur meilleur score. La gauche comme la droite font leurs moins bons scores auprès des jeunes.

A morphologie démographique et sociale donnée, le vote garde également une dimension intrinsèquement régionale. De ce point de vue, selon nos estimations, le scrutin confirme surtout l'opposition entre un Sud-Ouest de gauche et un Nord-Est de droite : à structure démographique et sociale donnée, c'est en Aquitaine et en Midi-Pyrénées que la gauche a fait ses meilleurs scores et en Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace que la droite a le mieux résisté. S'agissant des bonnes performances de la gauche, la seule région à se porter - toutes choses égales par ailleurs - au niveau du Sud-Ouest et même à le dépasser est la région symbolique du Poitou-Charentes. On peut lire ce résultat comme un signe supplémentaire de la dimension de rejet de l'exécutif de ce scrutin, ou comme le signe d'une campagne particulièrement réussie de la liste d'union de gauche dans cette région. A composition démographique et sociale donnée, le vote pour la gauche y a été environ de 10 points plus élevé que dans la moyenne des autres régions.

Cette étude montre que la composition sociale d'une commune ou d'un territoire représente aujourd'hui encore un facteur explicatif majeur de la structure du vote qui s'y exprime. Simplement, il est aujourd'hui nécessaire d'aller au-delà des catégorisations traditionnelles pour prendre la mesure du facteur social. Les métamorphoses du capitalisme et de la condition salariale obligent plus que jamais à distinguer, au sein des grandes catégories sociales, les fractions les plus exposées aux incertitudes du marché. Le marché comme facteur structurant les conditions sociales mais également comme horizon (ou repoussoir) idéologique est aujourd'hui au cœur de nos divisions politiques.

Il y a toujours eu d'importants clivages idéologiques entre les salariés du public et ceux du privé et, au sein du secteur privé, entre les salariés des grandes entreprises de type industriel ou bureaucratique, d'une part, et ceux qui exercent leur activité dans des univers de type plus informel et artisanal, de l'autre. Ces derniers sont beaucoup moins enclins à concevoir l'action de l'Etat comme source de justice et, inversement, davantage portés à accueillir les sanctions du marché comme nécessaires et justes.

Mais la désindustrialisation et le rétrécissement du périmètre de l'Etat, en cours depuis plusieurs années, tendent à polariser encore davantage les différentes catégories, à durcir les oppositions. La désindustrialisation renforce et expose les secteurs les moins concentrés du privé, tandis que l'érosion de l'Etat est vécue comme une agression idéologique et sociale par les salariés du public. Tout le monde souffre, chacun se sent menacé, et personne n'est satisfait ni de l'Etat ni de son action vis-à-vis du marché.

Cette double menace et la polarisation qui l'accompagne expliquent la force des rejets et des divisions en présence. Le rejet est porté à la fois par les jeunes ouvriers et employés du privé et par les professions intermédiaires du secteur public. Aujourd'hui, le défi politique serait de recoudre ces divisions.

Dominique Goux est professeur associée d'économétrie appliquée à l'Ecole normale supérieure. Éric Maurin est chercheur au Groupe de recherche en économie et statistique (Grecsta, CNRS). Tous deux collaborent à la République des Idées.


Une étude fondée sur des données socioprofessionnelles

L'étude procède à l'appariement des résultats du vote par communes - tels que communiqués par le ministère de l'intérieur - et de la structure démographique et sociale des communes - telle que décrite par le dernier recensement. L'identification des deux principaux axes de la structure politique du vote repose sur une analyse des correspondances multiples appliquée à l'ensemble des communes, chacune étant caractérisée par l'intensité de l'abstention et des votes pour les différentes listes (gauche, droite, extrême gauche, Front national...), d'une part, et la structure socioprofessionnelle (ouvriers, employés, etc.) et sectorielle (agriculture, industrie, BTP, etc.) de sa population, d'autre part. Nous avons également procédé, pour chaque type de vote, à une analyse de sa variance intercommunale en fonction de la variance intercommunale des structures socioprofessionnelles et sectorielles. La robustesse des résultats a été testée en répliquant l'analyse séparément sur les groupes des petites, moyennes et grandes communes.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.04.04